3.    Design des communs : déjouer les crises du temps

Le numérique est un outil qui permet de contrôler son temps. En conséquence, l’économie du savoir (capitalisme cognitif) a détruit les gabarits sociaux en individualisant le travail et en couplant le temps et l’argent. Deux points sont alors à rétablir et repenser : le commun dans notre société et les normes sociales qui la structurent.

3.a. Prendre soin des ressources communes

La notion des communs (ressources partagées et autogérées par une communauté) est réactivée dans le design par le mouvement maker, à partir des idées d’Elinor Ostrom. Le design open-source donne lieu à une redistribution d’un pouvoir diffus vers les utilisateurs. Ce principe participatif s’oppose à la propriété intellectuelle qui est l’un des fondements du capitalisme, et revient aux idéaux libertaires des débuts du web. La conception est nécessairement ouverte et partagée, chaque usager est libre de contribuer, ou non, au programme, machine, logiciel mis sous licence Creative Commons. Un exemple d’une license ouverte est le copyleft introduite au cours des années 1970, qui, à l’inverse du copyright, invite tout un chacun à s’emparer, améliorer et redistribuer une idée (tant que celle-ci reste sous cette même mention copyleft). Certains défendent l’imitation et la recombinaison comme moteur de création.

Pour prendre soin de la ressource commune du savoir, les fablabs doivent s’organiser dans des systèmes de gouvernance. Chacun des makerspaces, parmi les 600 en France, varie selon son statut juridique, la taille de ses locaux, le nombre de membres et les équipements. Les diverses dénominations regroupant les makerspaces (hackerspace, ElectroLab, Fablab, biolab, etc.) témoignent des nombreuses pratiques qui vivent dans ces lieux, au-delà du champ scientifique et technique. Ils se définissent comme “touche à tout” et ouvert à toutes personnes désireuses de fabriquer et d’apprendre quelque chose. Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement (Sociologues et membres du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique LISE-Cnam-CNRS) enquêtent dans leur ouvrage Makers : enquête sur les laboratoires du changement social sur les profils des personnes qui cohabitent ces lieux. Malgré la volonté d’ouverture, les makers sont fortement marqués par la présence de diplômés de l’enseignement supérieur.

En dépit des différenciations internes, ces lieux s’appuient tous sur la même philosophie du faire indiquée dans la charte des fablabs mise en place aux MIT. Ils n’ont pas de modèle hiérarchique mais fonctionnent de manière auto-organisée. En adoptant des formes de  gouvernance horizontale, ces espaces visent l’inclusion du plus grand nombre. Les makerspaces ne sont pas des espaces publics ni des institutions culturelles ou d’éducation populaire, même si cela pourrait y ressembler. Pour illustrer, les makerspaces relèvent plus du jardin partagé plutôt que du jardin public. Lieux intermédiaires entre public et privé, on peut les définir comme tiers-lieux, c’est-à-dire des lieux de sociabilité qui regroupent des personnes de différents horizons.

L’époque contemporaine aliène les êtres humains qui, selon Hannah Arendt, est devenu un animal laborans, vivant seulement dans et pour le travail. Au travail, chacun est isolé et nous ne produisons plus ensemble du commun. Nous avons perdu le sens de l’action, définie par Arendt comme le politique, la parole, l’argumentation et la discussion. Le nouveau monde social que construisent les makers renvoie au sens du travail de l’homo faber, qui s’oppose à l’animal laborans. L’homo faber est celui qui fabrique son œuvre, toutes les choses qui durent au-delà de sa mort, c’est celui qui construit ses propres outils. Les makers se construisent par ce qu’ils construisent. Au-delà de fabriquer des objets, les fablabs fabriquent du commun aux travers des juridicités en réinvention.

3.b. Penser de nouvelles juridicités

Même si les fablabs ont souvent un statut d’association et en conséquence, ont un but non lucratif, ils dépassent l’atelier de bricolage partagé et révèlent les recompositions à l’œuvre pour repenser nos sociétés. Cette résurgence des communs appelle à imaginer un système économique et social dont la clé de voûte serait la préservation des biens communs. À l’image des zones agricoles partagées et autogérées au Moyen Âge, démantelées à l’époque moderne par l’instauration de la propriété privée. Face aux mutations sociales actuelles, les institutions qui nous structurent restent en place. Il est difficile de se conformer aux lois, qui ne prennent pas en compte l’hétérogénéité des formes de travail, et de se heurter à l’économie capitaliste qui vise à tout marchandiser et privatiser. Jusqu’au point de privatiser le langage, ressource commune par excellence. Via les recherches sur le web, Google affecte des termes à des valeurs marchandes, créant ainsi un marché linguistique où les mots valent de l’or. Canal+ a récemment déposé les mots “planète” et “planet” à l’Institut national de la propriété intellectuelle, demande fort heureusement refusée, mais qui fragilise encore une fois, nos droits à disposer de nos biens communs.

À cause de la précarité financière des commoneurs (producteurs de communs matériels et immatériels), l’enjeu de passer d’une économie capitaliste à une économie des communs s’avère difficile. Afin de construire une telle société, ces citoyens contributeurs doivent acquérir une indépendance financière, pour valoriser leurs activités à valeur sociale. La coopérative est un fonctionnement souvent adopté pour gérer les communs. Ce système permet aux adhérents de se générer un revenu tout en soutenant un projet commun. Chacun travaille au sein du marché classique et redistribue une partie de son revenu à la coopérative. Cette stratégie collective permet de concilier la liberté de l’auto-entreprenariat et la sécurité sociale (chômage, cotisations) traditionnellement admise chez un employeur principal. Au vu de la crise sanitaire actuelle et celles à venir, si nous ne reprenons pas le contrôle sur notre économie extractrice, il est urgent de considérer la situation fragile des travailleurs individuels et de repenser d’autres modes de mise en travail.

Coopérative Vannerie de Villaines :

Cette coopérative située à Villaines-les-Rochers compte 50 vanniers (dont la moitié sont salariés et travaillent dans les ateliers mis à leur disposition) ainsi que 25 osiériculteurs. Cette activité tire son origine d’une société de vannerie créée en 1849, transformée en coopérative agricole en 1937. Les artisans osiériculteurs vendent leur production à la coopérative afin d’assurer à la fois la qualité de la matière première, et la maintenance des agricultures de saules traditionnelles de l’Indre-et-Loire. Les Vanneries de Villaines ne bénéficient d’aucune subvention et assurent les revenus des artisans grâce aux ventes de leurs créations destinées aux particuliers et professionnels. Une source financière est également assurée par les stages et ateliers proposés par la communauté. David Etienne, l’actuel président, me confie lors d’une interview réalisée en novembre 2019 que “les stages sont un succès, les gens viennent de l’international pour participer aux stages. Dans ces stages nous rencontrons des personnes de tout horizon, de tout âge”. La coopérative assure également la formation en interne des vanniers “nous cherchons des vanniers investit dans la coopérative qui veulent signer pour plusieurs années. L’embauche est très présente. D’ailleurs beaucoup de salariés viennent de reconversion”. La reconnaissance internationale de leur savoir-faire permet à la communauté de travailler avec les collectivités, ainsi que de réaliser des demandes pour des designers, artistes et architectes. Depuis une trentaine d’années, la coopérative travaille avec la marque Hermès pour laquelle ils réalisent un sac tous les ans, “les vanniers choisissent d’adhérer à la coopérative pour avoir une sécurité d’emploi”. À la différence d’une société, les bénéfices sont répartis aux salariés, et “tous les mois l’administration composée de 9 personnes et 3 salariés se regroupent pour discuter de la répartition des bénéfices”. La coopérative fait coexister différents profils d’artisans “certains produisent « en série », d’autres tentent de varier les réalisations”. Les prototypes réalisés au sein des ateliers sont souvent remis au commun, laissant place à des créations plus exceptionnelles et moins commerciales. En échange d’une sécurité de l’emploi, d’ateliers et de matière première, les vanniers de la coopérative donnent de leur temps pour réaliser des pièces en vente directe à la boutique de Villaine-les-Rochers.

Le rôle des institutions reste important dans une société. Selon Emile Durkheim, l’anomie, c’est-à-dire l’absence de règle et de norme sociale est une souffrance pour une société. “L’anomie est donc, dans nos sociétés modernes, un facteur régulier et spécifique des suicides ; elle est une des sources auxquelles s’alimente le contingent annuel”. L’anomie favorise l’isolement au lieu de laisser place à la coopération, car les individus n’ont pas de position au sein de la société. L’absence de lien entre les sujets s’associe à une perte de valeurs (morales, religieuses) et un sentiment d’aliénation. Penser des institutions pour les biens communs, c’est aussi éviter les politiques communautaristes et individualistes, où les individus sont interdépendants sans jamais faire société. La stabilité institutionnelle est en déclin dans nos sociétés modernes, mais leur besoin de coordination augmente l’interdépendance des citoyens. “Les interactions sociales sont intimement intriquées à des réseaux très complexes, et les chaînes de l’interaction et de l’interdépendance s’allongent considérablement”.

Afin de rassembler une force politique autour des communs, Michel Bauwens et Vasilis Kostakis proposent de se structurer sous forme de “mini-États, des communautés virtuelles locales et globales qui émergent autour du pair à pair et des communs”. Redécouper les territoires permet aux commoneurs de gagner en autonomie par la mutualisation de ressources (matérielles ou immatérielles).

La gouvernance horizontale décentralise le pouvoir au sein des communautés en partageant les décisions. L’ouverture des débats et des échanges favorise les initiatives et les prises de risque. C’est par l’action (un des piliers de la vita activa de Hannah Arendt) et la parole que nous accédons à une véritable individualité. Mais dans une société de l’accélération, les institutions ne laissent pas le temps aux individus d’argumenter et de débattre. La démocratie est un processus long, il faut du temps pour trouver un consensus et exécuter des décisions communes. L’accélération a fragilisé la démocratie, en rompant les moments d’actions politiques par des contraintes. Cela, dominé par les horaires, les normes temporelles, l’urgence et l’immédiateté. Les relations résonantes ne sont pas seulement des situations d’accord. Le débat et les différences peuvent aussi nous faire vibrer à l’unisson. “Que l’autre puisse aussi dire « non » ou « pas maintenant ! » est une condition pour que nous puissions entrer en résonance. Avec quelqu’un qui nous donne toujours raison, qui ne cesse de nous conforter dans notre opinion, qui partage constamment notre avis et exauce tous nos vœux (le rêve du robot d’amour), nous ne pouvons pas entrer en résonance, nous pouvons tout au plus mener avec lui ou elle une « relation d’écho »”.

Pour instaurer ces changements dans le monde professionnel, il faut incuber des formes de design des communs en amont, au sein des écoles et des universités. Faire de la recherche création dans une société où le design et l’art ne sont pas encore considérés comme structurants, c’est se cogner à des portes fermées. Au dépend des institutions, la recherche en Art et Design n’est pas totalement libre. “Notre recherche croule sous une bureaucratie et une technocratie insupportables. Les chercheurs passent leur temps à remplir des demandes de fonds pour des agences dont un faible pourcentage aboutit, alors qu’ils devraient se consacrer à leurs travaux de recherche”.

« J’ai honte de me dire que je ne travaille « pas assez », que mon dossier de recherche est insuffisant, que je perds « de la valeur », que je ne corresponds déjà plus aux critères de « l’excellence », embourbée dans des tâches administratives infinies, triviales, à la fois inintéressantes mais essentielles au traitement digne de nos étudiant·es, dont beaucoup sont en grande précarité sociale ou économique. Mais quel poids tous ces efforts auront-ils lorsque je demanderai une promotion, un financement, un congé de recherche ? Suis-je définitivement entrée dans la catégorie des enseignant·es-chercheur·ses « besogneux·ses », la majorité, quand une minorité pourra prétendre au titre « d’excellent·es » ? Au fond, n’est-ce pas cela, la loi qu’on nous prépare ? »

Comment impulser un environnement favorable à la recherche en design des communs ?

Afin de faire bouger les lignes, des groupes d’étudiants et chercheurs entament des nouvelles manières de faire. Le centre de recherche en design, porté par l’ENS (école normale supérieure) et l’ENSCI (école de design), est un laboratoire de recherche qui favorise le déploiement des recherches-projets. “Il reçoit le triple soutien du Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, du Ministère de la Culture (MIR – Mission Recherche) et du Ministère de l’Industrie. Inscription au Répertoire National des Structures de Recherche”. Incuber un laboratoire permet de s’auto-porter et de trouver une certaine légitimité face aux institutions. Au lieu d’essayer de s’accommoder à des structures trop éloignées des réalités, nous devons prendre les devant et venir avec d’autres manières de faire.

3.c. Générativité du droit

Plaidoyer pour une société des communs, c’est écouter, comprendre et faire coexister plusieurs trajectoires. Les gabarits sociaux doivent être mouvants pour s’adapter aux discussions-en-acte. Le sens commun se construit dans des collectifs où les opinions divergent, nécessitant la capacité de comprendre et de prendre en considération la parole de l’autre. La philosophe et scientifique Isabelle Stengers parle ainsi de “générativité du droit” comme solution aux problèmes des valeurs d’autorités qui gouvernent. Le “génératif c’est cette propriété de susciter la possibilité de choses qui n’étaient pas comprises dans le contrat de départ, qui devient possible, imaginable ou désirable dans la pratique même du communing parce qu’elle suscite des sensibilités, des imaginations, etc.”. Cela favorise à tisser des relations entre les commoneurs et les différents mouvements. Évitant les enfermements sectaires et faisant rayonner les communs au-delà d’une communauté.

Le droit détenu par une seule entité maintient une interdépendance entre les individus. Chaque science est relative, le droit doit cesser de ressembler à une vérité absolue, impossible à remettre en question. Dans nos sociétés contemporaines, l’indétermination, l’indisponibilité comme le nomme Hartmut Rosa, n’est pas envisageable. Les discours politiques cherchent toujours des responsables, même quand il s’agit de catastrophes naturelles. On part du principe que les règles établies sont parfaites et objectives, et que la moindre situation indésirable est le fruit d’une négligence de ces normes. Une pratique générative des communs signifie accepter de ne pas savoir, car les communs sont en continuelle construction. 

“L’indisponibilité constitue la vie humaine et l’expérience humaine fondamentale, et si l’on s’interroge sur la relation au monde de la modernité, c’est-à-dire sur la manière dont les institutions et les pratiques culturelles de la société contemporaine établissent une relation avec le monde et dont, par conséquent, nous sommes placés dans le monde en tant que sujets modernes, alors la manière dont nous nous mettons en relation avec l’indisponible, au niveau individuel, culturel, institutionnel et structurel, apparaît comme un axe central d’analyse”. Intégrer l’indisponible dans les débats et prises de position génère des sensibilités pour d’autres possibles, que nous n’avions pas prévu en avance. “Les commons ne cessent de se réorganiser autour des nouvelles sensibilités qu’ils ont permis de faire apparaître”.

Dans cette partie, j’ai tenté d’exposer les conditions qui rendent possible des processus de résonance dans le design. Pour comprendre de quelles manières il faut fabriquer notre environnement, aujourd’hui aliéné par l’accélération, afin que celui-ci favorise des relations “de la vie bonne”. Je résumerai en reprenant la définition de la résonance développée par Hartmut Rosa, à savoir : le moment du contact (affection), le moment de l’efficacité personnelle (réponse), le moment de l’assimilation (transformation) et le moment de l’indisponibilité.

  • Le moment du contact c’est lorsque l’on est touché et ému par quelque chose (personne, paysage, objet) et qu’on se sent en position de destinataire. En quelque sorte la matière “parle” à l’artisan, de même que les erreurs de la computation amène à des instants d’égarement. Les données numériques ne sont pas simplement des outils, mais des sujets qui permettent des déviations imprévues. 
  • Un des axes de résonance dans nos vies c’est le travail, autrement dit, le moment de l’efficacité personnelle. Reprendre le contrôle de la production de nos objets permet d’atténuer la distance entre nous et notre environnement matériel, afin qu’il nous paraisse moins étranger, moins muet. 
  • Les relations de résonance nous transforment, elles germent des moments d’assimilation : produire ensemble du commun, se sentir comme individus appartenant à un groupe social, modifie notre relation au monde.
  • Enfin, la circonstance fédératrice d’une bonne relation au monde, dans une société de l’accélération et du contrôle, est le moment fondamental de l’indisponibilité. La conquête de notre environnement par les sciences, les techniques, l’économie et la politique aboutit au chaos. Prendre en compte l’indétermination dans tous les aspects de la vita activa c’est estimer la générativité des choses.

Dans le design des communs cette notion de générativité s’établit à deux niveaux de relation. D’abord dans les pratiques plastiques, lors de la collaboration avec les entités non-humaines sollicitées. Par exemple, les (im)matériaux sont acteurs dans la génération de la forme d’un objet. Puis dans les pratiques des communs, dont la gestion doit toujours veiller à être re-discutée et ré-agencée.

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