Introduction

Nous courons de plus en plus vite dans l’espoir de rattraper le temps qui semble filer à l’horizon, comme si, à chaque fois, nous arrivions en retard sur le quai et loupions le train. Cette âcre sensation se répète et s’amplifie semaine après semaine, jour après jour, jusqu’à épuisement total de notre corps, jusqu’à atteindre le burn-out. Puis cette vitesse fait dérailler le train. Le rythme de l’économie est désynchronisé par rapport à celui de la nature, le rythme de la technologie n’est pas celui de notre psychisme et la globalisation ne laisse pas le temps de construire notre démocratie.

L’histoire de la modernité s’explique par le processus de l’accélération globale des sociétés. Cette accélération sociale se caractérise par plusieurs dimensions : l’accélération technique, l’accélération du changement social et l’accélération du rythme de vie. Une société moderne se définit par sa croissance (économique, technique, culturelle) constante.

Le numérique s’avère être l’outil adéquat en faveur de la croissance exponentielle sans fin promue par la modernité. Les technologies numériques ont pour conséquence l’augmentation immense de la disponibilité des biens et des usages de la société, en tout point du monde. Le numérique appuie ainsi le sentiment mondialisé d’un rythme de vie trop élevé. Il augmente les échanges, l’accès aux informations et aux idées, cela en rendant tout de plus en plus éphémère et interchangeable. Le monde, nous voulons en prendre le contrôle, le rendre visible, atteignable et utilisable. “À l’ère numérique, le soi est disponible pour « le monde » d’une manière qui n’a pas de précédent historique, non seulement dans le sens de l’atteignabilité communicative, mais aussi au regard des images, des données, des informations accessibles par la voie numérique”. Tout est disponible à deux clics de distance. 

Nous pourrions penser que cette accessibilité rend le monde “parlant”, mais ce système de disponibilité tend à assouvir le monde, le maîtriser et le contrôler. Dans une société où tout est à portée de main, nos frustrations sont révisées par des désirs rapidement assouvis. Ordonnant un cycle infini entre désirs et frustrations, la maîtrise de nos propres vies nous échappe. Notre monde nous apparaît de plus en plus vide à mesure que nous en prenons le contrôle. L’accélération transforme nos diverses relations au monde, qui agissent en réciprocité : notre relation au temps, à l’espace, à la société, avec les choses. Ainsi notre sentiment d’aliénation par rapport au temps s’explique par notre relation avec le monde en général.

Historiquement, la mission du design est de mettre à disposition le monde, en créant une société meilleure à partir de la production matérielle d’objets. Née à la révolution industrielle, cette discipline embrasse l’accélération technique. Hermann Muthesius, fondateur du Deutscher Werkbund, déclare en 1911 : “il s’agit plus que de dominer le monde, plus que de le financer, l’éduquer et l’inonder de produits, de lui donner un visage. Le peuple qui réalisera cela sera réellement à la tête du monde. L’Allemagne doit être ce peuple”. L’Allemagne, et d’autres par la suite, se lance dans la conquête du monde, dont l’utopie de la transparence vise à façonner un monde où toute chose est facile à maîtriser et à disposer. La définition du design souvent admise emploie le mot “innovation”, attaché à l’idée de “faire projet” pour contribuer à la croissance de biens.

Face à ce constat, le sociologue Hartmut Rosa propose de réinventer notre relation au monde dans son ouvrage Rendre le monde indisponible. Puisque nous ne pouvons pas vivre une vie bonne dans un monde totalement sous contrôle, accepter l’erratique nous ouvrirait à d’autres subjectivités. Selon lui, la vitalité, le contact, la richesse de l’existence et l’expérience réelle, naissent de la rencontre avec l’indisponible. Pour autant, laisser une place au doute dans nos sociétés n’est pas forcément synonyme de décélération ou de contemplation pure. Cela invite plutôt à porter un regard dés-anthropocentré sur le monde, pour construire avec le monde social, l’humanité, l’ensemble du vivant et des choses, qui sont impossibles à contrôler. Il faut accepter de se laisser surprendre par les choses qui nous échappent. Autrement dit, de se laisser affecter par une autre temporalité.

Le design, acteur de l’accélération, est aujourd’hui enfermé dans le schéma vers le progrès qui lui a été attribué. Même lorsque les designers s’essaient à des projets écologiquement soutenables, cela est toujours accommodé à la “croissance verte”. Toujours plus vite, plus grand, mais cette fois-ci, sous la lueur verte de l’espoir. On attend du design qu’il soit performant au lieu d’être créatif, cela, exalté par l’outil numérique. L’omniprésence du numérique a fini par fabriquer notre culture et la manière de faire du design. Désormais les rôles sont inversés : le numérique contrôle le design.

Comment la discipline du design, dont la mission est de projeter un monde futur, peut-il s’opposer à la construction d’un monde pleinement disponible ? Alors que le design computationnel permet de faciliter et accélérer la production de biens et de services, comment repenser la temporalité dans la discipline du design, afin de laisser place à l’indisponible et à l’altérité ?

Au regard de ma sensation personnelle de subir le temps au lieu de l’habiter, ainsi que le constat d’une société prise au piège dans sa course frénétique, je fais l’hypothèse que la plasticité de nos processus rend possible d’autres ontologies relationnelles. Je me demande comment, en tant que designer, je peux me réapproprier le numérique (outil de maîtrise) pour laisser place à l’indisponible ?

Indisponibilité, subst, fém.

Caractérise les choses qui nous échappent, que nous ne pouvons pas contrôler. 

La vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponible. Les relations de résonance présupposent que le sujet et le monde sont suffisamment « fermés », afin de pouvoir parler de leur propre voix, et suffisamment ouverts afin de se laisser affecter et atteindre. 

Antonyme : disponibilité.

Monde, subst. masc.

Ensemble constitué des êtres et des choses créées. Regroupant le monde social, l’humanité, l’ensemble du vivant et des choses. Monde physique et métaphysique, dit aussi univers ou cosmos.

Modernité, subst. fém.

Promesse d’une croissance exponentielle et infinie, sur une planète où les ressources sont finies. Selon Hartmut Rosa, une société est moderne si elle n’est en mesure de se stabiliser que de manière dynamique, c’est-à-dire si elle a besoin, pour maintenir son statu quo institutionnel, de la croissance (économique), de l’accélération (technique) et de l’innovation (culturelle) constantes.

Disponibilité, subst, fém.

Caractérise les choses que nous gardons sous contrôle, que nous pouvons maîtriser et assouvir. Ensemble des choses auxquelles nous avons accès. 

D’un point de vue des interactions, la disponibilité est un point d’agression. Le sujet n’attend pas du monde qui lui réponde ni qu’il «parle de sa propre voix», il attend un échos en miroir. Notre monde nous apparaît de plus en plus vide à mesure que nous en prenons le contrôle. 

Antonyme : indisponibilité.

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