Pour transformer radicalement le monde face à l’accélération perpétuelle et insoutenable, Hartmut Rosa ne soutient pas la décélération, mais la résonance comme nouveau rapport au monde. Sans tomber dans la dichotomie vitesse = mal, lenteur = bien, il favorise le dialogue à la colère. Comment pouvons-nous vivre en harmonie avec la nature sans que nos activités altèrent le vivant ? Les airs de “relations en pleine conscience” de la thèse de Rosa, hérités du bouddhisme, semblent atteindre des difficultés à proposer des structures institutionnelles fondées sur la résonance à l’âge anthropocène. Même si le sociologue montre que la résonance n’est pas qu’un état émotionnel individualiste, mais que sa réflexion porte également un versant politique, cette proposition rencontre des limites. Comment “apprendre à « résonner ensemble » (être en relation sur fond d’écoute et de réponse), citoyens mobilisés par l’utopie techno-libérale et citoyens mobilisés par l’utopie écologique ? Est-il seulement possible de vivre tranquillement ensemble, avec au pouvoir une minorité qui ne partage pas la vision de l’avenir portée par la majorité des citoyens ?”. Car l’être humain habite sur cette terre poétiquement, mais aussi politiquement. Emporté par la vague de l’accélération, ne devrions-nous pas entrer en résistance, plutôt qu’en résonance ? La colère est-elle une émotion si négative et méprisable, perturbatrice des débats et la démocratie ? “Vive la colère ! La colère est juste quand elle est fille de l’injustice et mère de l’action. Quand elle vise à sauvegarder la dignité. (…) Nous avons appris à la boucler. Et jamais on ne nous a enseigné que la colère pouvait être légitime”.
Posture néo-matérialiste
À partir des années 1980, Bruno Latour et Michel Callon théorisent le concept d’acteur-réseau. Le monde est une méta-organisation où toutes les entités humaines et non-humaines agissent à la fois comme médiatrices et intermédiaires les unes avec les autres. La question de la générativité du droit évoquée précédemment, résonne avec la notion “d’agentivité” de Bruno Latour. Cette priorité donnée à la matière, qui serait une force motrice, est soutenue au sein des postures néo-matérialistes.
De l’idéalisme au matérialisme
Le nouveau matérialisme est une conception philosophique s’opposant à l’idéalisme. Pour définir cette notion et comprendre comment elle peut s’infuser dans le design en tant que posture, il faut déterminer les deux dichotomies : l’idéalisme et le matérialisme.
L’idéalisme considère que la nature ultime de la réalité repose sur l’esprit, sur des formes abstraites ou sur des représentations mentales. Platon est le penseur de l’idéalisme antique, selon qui, les êtres matériels sont périssables alors que les Idées sont des réalités immatérielles et éternelles. Il démontre sa théorie avec la célèbre allégorie de la caverne.
La pensée idéaliste est réengagée dans l’art à partir des années 60, en s’intéressant davantage aux idées qu’aux formes. Les artistes s’attachent à la formulation linguistique de leur œuvre et la réalisation devient secondaire. Cette approche plastique est amplifiée par les débuts de l’art numérique. Le terme “art dématérialisé” est employé pour la première fois par Lucy Lippart en 1968 dans l’article “The Dematerialization of Art”. L’œuvre d’art doit être comprise non pas par ses qualités esthétiques et sensibles, mais par l’idée de l’artiste. La réalisation plastique d’une œuvre est seulement un médium de transmission de l’idée entre l’artiste et le spectateur. Cet art conceptuel a une position antimatérialiste, l’essence de l’œuvre est dans la compréhension de l’Idée. “Nous nous trouvons ainsi face à un dilemme : soit l’on accepte qu’il n’y ait qu’une nécessité logique et on considère les modèles expérimentaux comme autant d’approximations imparfaites des théories et, selon la même perspective théorique, on considère que les qualités matérielles et sensibles des œuvres d’art sont secondaires par rapport à l’idée. Soit on est obligé d’assumer une nécessité réelle qui semble toujours contredite par l’expérience empirique, étant que la même cause détermine souvent des effets différents et que la même organisation matérielle produit des effets esthétiques variables”. L’incarnation tangible (finie) de l’Idée (réalité supérieure) semble souvent plus faible que le concept immuable érigé dans l’œuvre. Le passage de l’Idée vers la forme perd de la profondeur symbolique, voire est contradictoire avec la pensée originelle.
Aux antipodes, le matérialisme considère que la matière est le substrat de l’esprit. La doctrine épicurienne dépeint le matérialisme antique. Pour Epicure, le monde est accessible à la connaissance humaine grâce aux sens. Les sensations sont à l’origine de toute connaissance. Puisque toutes les choses sont composées de matières, alors tous les phénomènes sont le résultat d’interactions matérielles. À l’avènement de la Révolution industrielle et des penseurs du travail dans le contexte d’une économie capitaliste, Karl Marx et Friedrich Engels soutiennent la conception du matérialisme historique. L’histoire s’écrit en conséquence des situations vécues par l’être humain. Les événements ne sont pas déterminés par des Idées, mais par les relations de l’humain à son environnement (les liens entre classes sociales, l’impact de la machine sur la production matérielle, etc.). Autrement dit, nous sommes le produit de notre milieu.
Si à la modernité, l’art occidental concorde à la philosophie idéaliste, d’autres cultures octroient une valeur précieuse à la matière. Le concept esthétique de la philosophie japonaise est une dialectique entre le vide et le plein. Le Ma (間) désigne “la distance”, “la transition” ou “l’espace”, c’est l’intervalle qui met en relation deux choses. Le vide est toujours pensé à partir du plein, c’est-à-dire qu’il y a une harmonie et une relation entre le néant et la matérialité. En architecture, le Ma correspond aux espaces ouverts, aux seuils, aux portiques ou aux marches, il est associé à toute transition qui sépare et relie deux espaces. Les objets portent des symboliques dans la culture japonaise. Lors de la cérémonie du thé, les objets (le plein) sont déployés selon une chorégraphie particulière, le bol n’est jamais rempli afin de laisser un équilibre entre l’espace vide du contenant et le thé. Le duo vide et plein fait écho au duo invariable / périssable. Les marques du temps sur la matière et l’usure des objets permettent d’éprouver la beauté des fêlures et des choses imparfaites, renvoyant à l’éphémère vie humaine. La spiritualité japonaise est un dualisme entre l’esprit et la matière, où l’indisponibilité du monde est un déterminant fondamental de manière à l’appréhender aux travers de nos sens.
Herméneutique matérielle
Pour désamorcer les étiquettes d’innovation et de croissance collées à la discipline du design, il faut déconstruire sa pédagogie traditionnelle visant le passage de la conception à la fabrication, en valorisant les techniques et les arts-de-faire comme sources de créativité.
La posture néo-matérialiste considère que l’accès au monde ne passe pas uniquement par le langage, nous pouvons également accéder au savoir par le corps et les sens. L’herméneutique matérielle ouvre à des subjectivités autres par la prise en compte du corps. Car si les artefacts transforment notre perception du monde, alors les entités matérielles sont médiatrices de la compréhension humaine.
L’on nomme souvent design une conception dans laquelle les praticiens imposent une forme issue de leur esprit à la matière. À partir d’une idée préconçue dans notre tête, nous nous procurons des matières premières que nous mobilisons au travers de techniques, afin d’arriver à la forme pensée. Cette pensée aristotélicienne est appelée hylémorphisme, du grec hyle (matière) et morphe (forme). L’anthropologue Tim Ingold veut au contraire penser le faire comme un processus de croissance. Le designer doit s’intégrer dans un monde de matière déjà active. “Loin de se tenir à distance d’un monde passif en attente de recevoir les projets qui lui seraient imposés de l’extérieur, le mieux qu’il puisse faire est de s’insérer dans les processus déjà en cours, lesquels engendrent les formes du monde vivant qui nous environne (…), en ajoutant sa propre force aux forces et énergies déjà en jeu”. La morphogénèse et la générativité de la matière vivante sont des processus créatifs.
Tim Ingold considère que le dessin est un processus de croissance, puisqu’il permet au designer d’accéder aux idées. L’acte de dessiner est une manière de faire du “design au présent”, c’est un acte d’attente, de dialogue avec son propre travail. La séparation entre la matière et l’esprit détient le design dans le modèle d’un exercice en puissance. Dessiner est une capacité en acte, en train de s’accomplir.
Dans ses cours d’anthropologie tenus à l’université de Cambridge, Ingold soutient l’intelligence de la main en organisant des ateliers pratiques avec ses étudiants (initiation à la vannerie, observation du vivant, etc.). Il est un fervent critique de l’impact de la numérisation sur notre compréhension des choses, qui substitue la sensibilité (le toucher, le ressenti) à des écrans lisses. Néanmoins, Tim Ingold entrevoie un autre usage du numérique : “une sensibilité technologiquement affinée, mise au service d’une manipulation directe des matériaux dans le geste de fabrication, pourrait réellement élargir l’horizon de l’humanité, plutôt que le rétrécir petit à petit”. Ses mots renvoient à un nouveau champ de pratiques que l’on nomme “vernaculaire digital” qui prend part à des allers et retours entre la plasticité de la matière et la plasticité du numérique. Le manifeste des humanités numériques défend également les formes du savoir basées sur le faire, en désavouant la compréhension du monde par la pure analogie. “La dichotomie entre le royaume manuel de la fabrication et le royaume mental de la pensée a toujours été trompeuse. De nos jours, les vieux débats entre théorie et pratique sonnent creux. Le savoir prend des formes multiples ; il prend pour demeure les interstices et les croisements entre les mots, les sons, les odeurs, les cartes, les diagrammes, les installations, les environnements, les archives de données, les tableaux et les objets. La fabrication physique, le design numérique, la stylisation élégante, la prose efficace, la juxtaposition des images, le montage du mouvement, l’orchestration des sons : tout cela relève de la fabrication, du faire”. En rapprochant les matériaux et immatériaux, la thèse de l’anthropologue Tim Ingold peut être transposée aux pratiques computationnelles.
Objets performatifs
Tout sujet est doté d’agentivité si il a la faculté d’agir indépendamment et de faire des choix libres. Dans le sillage de Jean Baudrillard, Bruno Latour examine une “sociologie des objets”, afin de mettre en évidence les manières dont la matérialité génère les structures qui nous entourent, et quels sont les effets des objets sur le monde social humain. Le néo-matérialisme ne considère pas seulement que la matière et les sens sont le point de départ des connaissances, ce concept vise également à établir une pensée des objets en eux-mêmes, en dehors de notre rapport avec eux. Cette ontologie orientée objets, menée notamment par le philosophe Graham Harman, s’ôte de la perception anthropocentrée de l’humain sur les entités non-vivantes.
Ontologie orientée objet
Positionnement philosophique requestionnant le regard sur les objets et l’ensemble du non-humain. Elle critique la catégorisation cantonnant d’une part, sujet pensant et d’autre part, objet inerte. Ce mouvement né dans le contexte de crise écologique, revendique l’existence et la valeur propre des objets, indépendamment de la perception humaine.
Toutes les entités matérielles (les objets, les êtres vivants) ont des effets d’agencement. C’est pourquoi toute matière est à la fois acteur et actant. La matière agit à plusieurs niveaux. D’abord elle a une dimension physique, elle est régie par des lois physiques et par sa propre microstructure ; ensuite elle a une dimension symbolique, par sa capacité à produire des représentations (image, son) ; puis une dimension esthétique, qui nous affecte au travers de nos sens.
L’aptitude de co-création dans le design n’apparaît pas uniquement lors de la démarche créative. L’objet n’est pas seulement l’incarnation inerte d’une idée dans la matière, car une fois réalisé, l’objet peut avoir des comportements qui n’étaient pas prévus par le designer. La dimension physique de la matière a pour principe sa qualité métamorphe : avec le temps l’environnement transforme la matière, et la matière transforme son milieu. “La chimie et/ou la microstructure même des matériaux ne peuvent-elles pas tenir lieu d’in-formation, surtout lorsqu’elles contiennent, en puissance, une capacité à transformer cette matière en réponse à son environnement ?”. En ce sens, le designer est un instaurateur, il a une intention initiale mais ne peut pas prévoir tous les effets et les comportements de son dispositif. La matière semble libre de créer. C’est ce que l’on pourrait nommer l’aspect “performatif” des objets. “Qu’est-ce que performer alors ? Ce n’est ni faire avec des éléments arbitraires tombés du ciel, ni reproduire des forces révélant un réel déjà là : c’est donner une forme, composer un monde commun. On retrouve dans ce vocabulaire les préoccupations de G. Deleuze lorsqu’il oppose les couples de relations « virtuel/actuel » et « potentiel/réel » (Deleuze, 1968). La performativité relève ici du régime de l’actualisation”.
Objet performatif
Un objet performatif se compose avec l’environnement dans lequel il vit. Il est mutable dans le temps et se transforme par rapport à son environnement. Il se transforme lui-même et nous transforme en tant qu’être humain. Comprendre comment les paysages, les technologies, les artefacts, les objets façonnent et transforment la perception et la compréhension que l’humain a du monde. Performer ce n’est ni faire avec des éléments arbitraires tombés du ciel, ni reproduire des forces révélant un réel déjà là : c’est donner une forme, composer un monde commun.
L’œuvre de Tim Knowles est composée de différentes sortes d’objets performatifs. Ses dispositifs sont performatifs car leur générativité et leur capacité de mutation sont le résultat de leur relation avec leur environnement. Windbarbs est une œuvre réalisée en 2009 et qui prend place au Hoe Park à Plymouth en Angleterre. Ce dispositif comprend dix drapeaux blancs dont chacun porte un symbole météorologique servant à indiquer la vitesse du vent. Tous les “windbarbs” paraissent semblables, mais ils sont fabriqués dans des tissus différents, avec des poids et des qualités différentes. Chaque drapeau se dresse indépendamment selon la puissance du vent. De ce fait, ce dispositif météorologique communique la vitesse et la direction du vent. Windbarbs fait suite à un certain nombre d’œuvres de Tim Knowles, qui utilisent, explorent et révèlent le vent, son comportement et ses effets. Ici le vent forme et informe. Les mécanismes naturels incluent une marge de liberté dans l’œuvre car ils créent des effets empiriques imprévisibles. L’expérience d’une œuvre peut être créée mille fois, les résultats seront à chaque fois différents, suivant les conditions dans lesquelles l’objet est expérimenté. Ce système prend en compte “l’intelligence naturelle” de la matière, “système qui, bien que réglé par des lois nécessaires connues, est laissé libre, par ces mêmes lois, de muter, de se différencier en se recréant”.
Au croisement des sciences de la matière et du design, cette posture néo-matérialiste inclut des temporalités multiples, causées par les divers phénomènes naturels. Le rôle du designer est de participer à la créativité et la liberté partielle du projet qu’il construit, afin de favoriser une expérience sensible de résonance au lieu de produire un objet fini et disponible. “Tout le défi de la culture était de résister à ce cycle naturel de la métamorphose : comment combattre la décomposition ?”. La générativité de la matière permet de créer des “objets ouverts” qui laissent place à une part d’indisponibilité, à la fois dans la démarche de design, et aussi au cours de la vie des objets. En choisissant de ne pas déterminer un plan rationnel précis, le design crée des “anti-dispositifs”.
Aux frontières incertaines du vivant, nous pouvons concéder aux immatériaux une capacité d’agentivité proche du vivant. Comment la donnée numérique agit lorsqu’elle est re-matérialisée ? De la computation à la matérialisation, ou inversement, la plasticité des processus doit intégrer une part d’ouverture, en organisant une tension entre le contrôle (la programmation) et l’intuitivité corporelle.La posture néo-matérialiste ouvre une troisième voie pour le design, qui n’emprunte ni le chemin de la dématérialisation, ni celui du modèle hylémorphique. C’est une des hypothèses pour réparer les crises du temps par corrélation à notre rapport aux choses, à la fois dans leur fabrication et leur usage.