1. Les données numériques : du statut d’outil à sujet

Dans un souci d’efficacité et de simplicité, nous déléguons la réflexion aux machines. La création “augmentée” est un processus sans effort et sans résistance. Pourtant, c’est justement cette résistance qui rend possible les relations de résonance qui présupposent une semi-disponibilité des objets.

“L’activité de la machine nous apparaît comme intrinsèquement non responsive, bien que ses interfaces soient conçues pour favoriser le dialogue et le comportement prévenant. Les ordinateurs simulent la résonance, mais ils ne suivent que des algorithmes ; si un lien de cause à effet s’établit certes entre eux et nos propres actes, ce lien n’est pas « prévenant », il est mécanique et se révèle par ailleurs constamment contingent et erratique. Le décalage entre la simulation de la résonance et la résistance « sourde » ou « muette » semble susciter une frustration accrue et une rage parfois aveugle”.

Du point de vue de la thèse de la résonance, nous ne pouvons pas “parler” avec un objet-outil. Son statut d’objet le maintient dans un rapport de servitude par rapport au sujet : nous l’utilisons, le consommons dans un but préalablement fixé. Peut-on donner un autre statut au numérique sans le cantonner au statut d’outil ? Afin de reconsidérer sa posture, je suggère a) d’apprendre à parler son langage ; b) de considérer sa générativité ; c) de lui reconnaître une subjectivité propre.

1.a. Parler comme les machines

Face au monopole des logiciels et à l’automatisation des processus créatifs, une autre voie est possible pour le design. Les interfaces dressent une frontière opaque entre nous et les objets technologiques. Au regard de l’obsolescence des médias, nous devons revendiquer une transparence des objets technologiques afin de permettre une certaine “marge d’indétermination », mentionnée par Gilbert Simondon dans sa philosophie de la technique. La réelle liberté réside dans la connaissance et l’expérimentation du substrat des médias. S’émanciper des outils créatifs normés implique l’apprentissage du langage des machines : “Before made computational design we should focus on understanding computation” (John Maeda, How to speak machine?). Au lieu d’apprivoiser les machines et les données numériques par le biais de systèmes qui nous paraissent intuitifs, nous gagnerons à faire un pas vers la subjectivité propre aux machines. “Nous appelons ces appareils d’enregistrement, de stockage et de traitement de données précisément des média parce qu’ils produisent des effets, c’est-à-dire agissent, sur la culture et sur le langage – et quand je parle de « la culture », je parle ici de la culture occidentale. Ce qui veut dire que nous ne les concevons pas comme des outils, ni comme des machines, ni comme des dispositifs. En raison de leur agentivité, nous leur conférons un certain degré de subjectivité, et c’est tout l’objet de la théorie de média que de mesurer ce degré de subjectivité”.

Sans le filtre des interfaces, la computation est difficile à apprendre, elle possède son propre langage, sa propre culture et son propre fonctionnement. S’émanciper de cette pédagogie dominante du design n’est pas une mince affaire. La notion d’émancipation n’a plus le même écho que le mouvement contestataire des années 70. Elle suppose une résistance, au lieu d’une fuite ou d’une mise en mouvement passive, car nous ne pouvons pas échapper à l’hyperobjet numérique. Le pouvoir des géants du web peut être considéré comme totalitaire : il exerce une pression sur les actions des sujets, on ne peut pas lui échapper et il est omniprésent.

Le design open-source donne lieu à une redistribution d’un pouvoir diffus vers les utilisateurs. La conception est nécessairement ouverte et partagée, chaque participant est libre de contribuer, ou non, à la construction du programme, de la machine ou du logiciel mis au commun. Je reviendrai plus loin sur le processus du design des communs. 

Les communautés grandissantes autour des logiciels libres, comme Processing et Blender (pour ne citer qu’eux), rendent accessible l’apprentissage du code. Nous pouvons facilement “bricoder” en collant, assemblant et fusionnant des fragments d’algorithmes. En ce sens, le design n’est plus une résolution de besoin mais une découverte et un processus de révélation des techniques.

Le projet Generative Design qui partage des codes créatifs pour processing. Site web : http://www.generative-gestaltung.de/2/

1.b. Les immatériaux

Je m’empare de l’hypothèse qui vise à réinterroge la donnée numérique, non pas comme un outil dans une nécessité d’efficacité, mais comme un matériau potentiel pour le designer. Cela présuppose le rejet d’une hiérarchisation entre les matériaux dit numériques et les matériaux dit traditionnels (céramique, bois, pierre, etc.). La donnée numérique doit être considérée comme un matériau dans son aspect génératif. Selon la conception courante, une matière est une substance morte à laquelle nous imposons une forme préconçue. Il faut déconstruire cette idée et redéfinir ce terme par le faire. Pour comprendre un matériau, nous devons nous confronter à l’expérience et à l’observation active. La matière n’a rien d’inerte ou de passif  : elle vit, résiste et évolue. En ce sens, le travail manuel peut être une situation positive de résonance, c’est ce que l’anthropologue Tim Ingold nomme “correspondance”. L’artisan doit écouter le matériau qu’il travaille, s’ouvrir à ses potentialités et collaborer avec lui. Tantôt le potier guide, tantôt il se laisse guider par la terre sous ses mains. Faire relève d’une symbiose entre matière, artisan et outil (interface), c’est une synergie qui met en correspondance ces éléments.

D’apparence froid et austère, il est difficile de croire que le numérique peut engager un dialogue au même titre que le travail d’un matériau traditionnel. Un algorithme est par définition une suite finie et sans ambiguïté d’instructions permettant de résoudre un problème. C’est un langage normé et mathématique qui s’oppose à toutes formes d’approximation et d’indisponibilité. Pourtant, nous pouvons rapprocher les pratiques dites vernaculaires et le numérique. Par exemple, le tissage ou la vannerie sont des activités algorithmiques car ce savoir-faire intègre la répétition de mêmes gestes. C’est cette singularité qui a permis d’inclure dans les métiers à tisser, un système mécanique programmable avec des cartes perforées : le métier Jacquard. Pour autant, nous ne pouvons pas dire que le tissage manuel est une pratique insipide et ascétique. Le travail de conception est indissociable du déroulement d’une chorégraphie de gestes répétés et minutieux. Richard Sennett propose une conception positive de la routine, au lieu de la considérer comme une rythmique abrutissante. La répétition des gestes finit par engager l’artisan dans un processus d’anticipation corporelle. “Faire et refaire une chose est une pratique stimulante pour peu qu’elle soit organisée dans l’anticipation. La substance de la routine peut changer, métamorphoser, améliorer, mais la gratification émotionnelle réside dans l’expérience même de la répétition.”. L’expérience quotidienne de l’écriture algorithmique est, comme pour l’artisanat, au centre de la création. Alors qu’elle semble nous emprisonner dans la répétition automatique du même, la computation contient toujours une plus-value dans sa boucle algorithmique. 

Faire est un processus croissant qui génère des formes. Cette relation résonante s’oppose à l’idée que la matière est entièrement disponible aux désirs de l’être humain supérieur. Le designer doit accepter les “caprices” de la matière qui lui résiste et admettre de ne pas toujours la contrôler. Cette situation d’indisponibilité est la condition de cette rencontre qui nous fait vibrer : nous aimons que ce que nous ne comprenons pas. C’est en ce sens que la donnée doit être considérée comme un matériau : il faut accepter de ne pas tout déterminer à l’avance et se laisser surprendre par son potentiel génératif. Agir avec la donnée numérique et découvrir ce qu’elle peut nous dire. Autrement dit, former pour se laisser affecter.

Néanmoins, la donnée numérique diffère de la céramique par son insubstantialité, c’est pourquoi il me semble juste de lui donner un statut d’immatériau. Faisant référence à l’exposition “Les Immatériaux” présentée au centre Georges Pompidou en 1985, tournant numérique du monde l’art.

Immatériau, subst. masc.

Substance immatérielle en puissance.

1.c. Subjectivités numériques

Le lien établi entre matériaux et immatériaux, du point de vue de la relation designer / matière, fait l’hypothèse que les machines ont une subjectivité propre. Le philosophe et théoricien des nouveaux médias David M. Berry formule la notion de “subjectivité computationnelle”. Au lieu d’opposer traditionnellement d’un côté la subjectivité et de l’autre les automates, on peut se demander à quoi ressemblerait une subjectivité interne aux machines. Yves Citton pose la problématique suivante : “En quoi ce machine learning, décrit comme une nouvelle étape dans la puissance de nos appareils de computation, fait-il émerger une forme de subjectivité interne aux procédures mécaniques qu’il mobilise ?”. La technique peut aussi être utilisée de manière totalement différente, c’est-à-dire sensible à la résonance. Reconnaître une subjectivité aux processus numériques, c’est reconnaître une pluralité de subjectivités. La computation qui nous apparaît comme une pensée alien, nous oblige à considérer une forme d’altérité. Il s’agit d’interroger la donnée, non pas dans une nécessité d’efficacité et de délégation, mais dans la perspective de co-création. 

Les systèmes automatiques de computation peuvent aujourd’hui s’adapter à des données imprévisibles en apprenant par eux-mêmes : c’est ce que l’on nomme machine learning ou deep learning. Il ne s’agit pas de considérer la machine comme vivante ni de la personnifier, mais de comprendre ce qu’il y a au-delà des interactions systémiques. 

L’enjeu est de ne pas considérer les fêlures de la computation comme des erreurs, mais comme un moment de rebond, une déviation. “L’erratique, dont il est essentiel de reconnaître l’importance dans nos puissances de pensée, excède radicalement l’erroné, auquel tendent à le réduire des évaluations étroitement orientées par la “culture du résultat””.

À l’ère de l’aliénation machinique, cette reconnaissance est l’occasion de penser les pratiques computationnelles comme de potentiels détournements non calculés et des trajectoires alternatives. Reconnaître une subjectivité non-humaine aux machines, c’est enrichir nos propres subjectivités humaines. L’enjeu est de poser un autre regard sur les artefacts et l’ensemble des entités non-vivantes, de penser avec eux. Le designer n’est pas un auteur mais un co-créateur au sein d’un milieu constitué d’altérités, un milieu associé, dont la donnée numérique est un des agents.

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