L’accélération sociale produit de nouvelles perceptions du temps et de l’espace. Devant l’impasse d’une déshumanisation plus qu’enclenchée, consécutive d’une expérience d’étrangeté face au monde contemporain, l’espoir de rétablir un contact avec le monde s’avère être une des issues.
2.a. Toucher pour (sa)voir
Je définirais le numérique et ses effets comme un hyperobjet car ils occupent massivement le temps et l’espace au regard de l’échelle humaine. L’une des raisons de notre “relation sans relation” vis-à-vis du monde est l’abondance d’abstractions. Le numérique a virtualisé les activités à la fois dans l’environnement social et au travail. C’est l’approche critique que Matthew Crawford élabore dans son livre Contact : pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver où “l’éthique de l’attention” est une réponse à l’environnement cognitif contemporain porté par le culte de l’accumulation. Un des axes de résonance passe par le travail, compris comme effort appliqué à la transformation d’une réalité (matérielle ou non). La résonance est ainsi liée à un sentiment d’auto-efficacité personnelle : faire, produire quelque chose de concret nous procure de la satisfaction. Il est difficile de comprendre le sens des choses sans pouvoir les toucher. Notre environnement virtuel contribue de ce fait à une aliénation par rapport aux choses et à nos actions. Pourtant le numérique a bien une matérialité. Les deux incendies, les 10 et 19 mars 2021, au data-center d’OVH situé à Strasbourg, attestent de sa physicalité et notamment de son impact environnemental. À cause de la mise à distance entre nos actions et le fonctionnement de nos ordinateurs, cette réalité est trop souvent ignorée.
Au sein du processus de design, il est intéressant de faire des allers et retours entre pratiques numériques et pratiques artisanales, de faire un pont entre le virtuel et le réel par la co-création avec les matériaux et immatériaux. Il s’agit de comprendre comment les données numériques, qui nous surveillent et nous contrôlent, incarnent, par l’usage que l’on en fait, nos structures sociales et politiques, ou plutôt comment le réel s’assujettit sous leurs effets. Cette démarche est héritière du statactivisme (activisme par la donnée), qui “désigne toutes les pratiques statistiques qui sont utilisées pour critiquer et s’émanciper d’une autorité, quelle que soit cette dernière”. Chercheurs, artistes, scientifiques, sociologues, designers et autres, mobilisent les statistiques pour critiquer les pouvoirs institutionnels et revendiquer leurs droits. La data-visualisation permet de diffuser facilement des informations. Matérialiser la donnée, c’est-à-dire faire de la data-physicalisation, permet de comprendre l’information différemment qu’une image. Lorsque le designer réengage la donnée en tant que matériau dans une data-sculpture, celle-ci a deux rôles : elle forme et elle informe. Expérimenter la donnée abstraite au travers de nos sens, favorise la compréhension de cette dernière. La dimension immersive de la mise en espace des données est plus parlante, éloquente, voire convaincante : une information abstraite a un poids physique quantifiable.
Site : http://nathaliemiebach.com/sandy08.html
Démontrer avec des chiffres est un enjeu éminent au regard de la crise écologique dans laquelle nous nous trouvons. L’artiste Nathalie Miebach génère des formes et donne à voir les effets du changement climatique. En collectant et recensant l’information de manière physique, le design peut devenir acteur et influencer les enjeux géo-politiques.
Se confronter physiquement à une donnée réengage la question des échelles, de l’humain et de ses effets sur le monde. Ce processus permet de rendre compte du fait que l’être humain est une entité au sein d’un réseau d’interactions, et de ce fait, que ses activités accélérées ne sont pas sans incidence. La visée de cette démarche plastique est de nous faire regagner un certain pouvoir sur nos modes de vie en se re-synchronisant avec le monde.
2.b. Une nouvelle temporalité des objets
Dans un monde d’abondance, les objets maintenus dans le système d’un univers périssable meurent vite pour que d’autres les remplacent. L’objet série est conçu pour ne pas durer. Nous achetons, puis jetons. Cette spirale de l’accélération présente la perte de la dimension réelle du temps. Nous accordons si peu de temps et d’attention aux choses, que nous vivons et travaillons dans des environnements étrangers. “Tout se meurt, tout change à vue, tout se transforme, et pourtant rien de change. Une telle société, lancée dans le progrès technologique, accomplit toutes les révolutions possibles, mais ce sont des révolutions sur elle-même. Sa productivité accrue ne débouche sur aucun changement structurel”. L’innovation n’est pas un temps constructeur rendant possible un meilleur avenir collectif, nous pouvons constater au vu des dernières années, que l’innovation est une illusion qui abîme les choses et nos relations avec ces dernières.
La production a tellement accéléré que nous ne réparons plus les choses. Car dans notre système en route, nous devons acheter pour que la société continue à produire, pour nous permettre de continuer à travailler et de rembourser notre crédit de consommation. Le design contribue à ce renouvellement cyclique en rendant les objets attirants ; tout semble orienté par la production de gadgets, pas toujours utiles mais importants générateurs de déchets.
La réparation des objets n’est pas seulement une urgence écologique, mais répond aussi à l’urgence de mettre en place une nouvelle “éthique de l’attention”. Les êtres humains sont toujours conditionnés par leur environnement. “Le monde dans lequel s’écoule la vita activa [le travail, l’œuvre et l’action] consiste en objets produits par des activités humaines; mais les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leurs créations”. Restaurer est une manière de se réapproprier son environnement matériel, en passant d’un milieu en constant changement à une stabilité physique et émotionnelle. Réparer les objets, c’est aussi se réparer.
L’obsolescence programmée des objets nous oblige à repenser la production de manière à rendre possible la maintenance et la durée de vie dans le temps des choses. Dans les fablabs, fabriquer soi-même c’est comprendre le fonctionnement de nos objets afin de pouvoir les réparer si nécessaire. Le designer italien Enzo Mari est un des pionniers du design non-consumériste par le “do it yourself”. Il publie en 1974 son ouvrage manifeste Proposta per un’autoprogettazione, où il y partage des plans de mobiliers à fabriquer soi-même avec peu de matériel.
Même si aujourd’hui le bricolage semble peu accessible pour tout un chacun, le développement des ateliers de type fablab dans de nombreuses villes, les tutos accessibles gratuitement sur le web et la remise en question de la propriété intellectuelle par les designers, témoignent d’une nécessité criante de se réapproprier son biotope en tant qu’être humain.
2.c. Relocaliser la production, diffuser le savoir
L’accessibilité importante des objets dont nous disposons n’est pas sans conséquence. Répondre au désir de nouveauté des pays riches, c’est délocaliser la production vers les régions du monde où les travailleurs sont sous-payés dans des conditions aberrantes. Encore une fois, notre mise à distance à l’égard de la production de notre environnement, occulte la valeur des choses. Faire soi-même et relocaliser la production, c’est l’utopie de construire une éthique du travail. “Fabriquer des objets de manière non industrielle dans une région particulière, c’est toujours s’insérer dans un tissu local de besoins, et l’attachement aux valeurs traditionnelles n’est pas systématique, bien au contraire. Les fondateurs de fablabs, ces lieux innovants de productions ouverts aux artisans, designers, artistes et autres fabricants, et que l’on ne peut soupçonner de traditionalisme, constatent leur rôle dans la construction du lien social à l’échelle des quartiers où ils s’installent. (…) cela contribue à la réinterprétation de l’artisanat comme un modèle éthique, social et professionnel adapté pour faire face aux défis de la modernité”.
La préservation des savoirs, leur valorisation et leur transmission, n’est pas qu’un enjeu technique ou professionnel, mais également politique. La déperdition des savoirs et la perte de notre compréhension du monde ne peut contribuer qu’à nous désengager. La culture de l’artisanat développée par Richard Sennett doit être envisagée comme un modèle de travail éthique pour nos sociétés. Cette pensée matérielle visant à requalifier le travail s’applique autant au programmateur qu’à l’artisan.
Les makerspaces (fablabs, hackerspaces, medialabs, etc.) forment un réseau et un ancrage local. Souvent implantés dans des usines désaffectées et des banlieues désoeuvrées, ces espaces de vie sont des avantages pour les quartiers. Ils animent les écosystèmes locaux. Le designer devient le catalyseur d’un dynamisme social et créatif à l’échelle d’un quartier.
Le mouvement makers se réapproprie la production des objets de manière locale, tout en diffusant son savoir-faire à échelle internationale. Un exemple éloquent est le projet Arduino créé en 2005, à l’origine d’un projet étudiant. C’est un micro-contrôleur entièrement open-source destiné à démocratiser la conception au lieu de l’assigner aux professionnels et ingénieurs. Pour échapper au phénomène des boîtes noires, la carte électronique Arduino est réduite à sa fonctionnalité pure, sans apparat. C’est devenu l’un des outils essentiels du mouvement maker. Camille Bosqué nomme cette ambivalence entre production locale et conception globale le “design diffus”. Selon sa définition, le design diffus implique :
- “De se situer hors du marché de masse, de proposer un changement d’échelle et de taille dans la manière de produire et de faire ensemble ;
- D’agir aux frontières de l’industrie capitaliste, dans une exploration d’autres possibilités d’invention et d’innovation ouverte dont la mise au secret est exclue ;
- D’affirmer et de revendiquer un design sans apparat, qui rend manifeste ce qui le compose, qui tâtonne et qui ouvre des possibilités de manipulation ;
- De chercher à faire mieux avec les technologies de fabrication numérique personnelle et avec les machines, pour les «authentifier »”.
Tout en relocalisant la production, les makers ne réitèrent pas la tradition artisanale visant la transmission du savoir de génération en génération, mais revendiquent l’appropriation des connaissances pour tout un chacun. Leur rapport au travail remet en cause les trois fondements du fordisme : l’économie d’échelle, la propriété intellectuelle, la rigidité technologique et la faible gamme de variété. La volonté de transmission renvoie au grec ancien du mot “artisan”, le dêmiourgos, composé d’ergon (ouvrage) et de dêmios (public). Le caractère public du travail artisanal tient à ce que les savoir-faire, transmis de génération en génération, étaient considérés comme appartenant non pas aux individus, mais à la communauté tout entière.
Pour résumer les hypothèses précédentes qui aspirent à reprendre contact avec le monde, il faut d’abord noter l’importance de la matérialité pour ne pas se laisser aller à la pure abstraction. Ensuite, il est urgent de résister au renouvellement constant pour revenir à une temporalité plus réaliste, en repensant la conception des objets. Enfin, cette révolution n’est possible que par un mouvement collectif, nécessitant la diffusion des savoirs.