Temporalité(s) subjective(s) : dé-anthropocentrer notre rapport au temps

Le matérialisme met en lumière diverses temporalités, avec lesquelles nous avons besoin de coexister. Toutefois, l’accélération est une stratégie qui efface la différence entre le temps du monde et le temps de notre vie. Comment peut-on représenter le temps autrement afin de remédier à cette désynchronisation ?

Le temps mathématique

En moyenne, j’active mon smartphone 73 fois par jour. La plupart du temps c’est pour regarder l’heure. Il m’arrive même parfois, de regarder l’heure à quelques minutes d’intervalle. 

Aujourd’hui, le temps est mesuré à la moindre seconde, ce qui ne fut pas le cas dans les civilisations plus anciennes. Un des plus anciens instruments pour diviser le temps est un cadran solaire égyptien datant de 1500 av. J.-C. Cette horloge représente des heures inégales qui varient selon le lieu et les saisons. Sans horloge fiable, la vie de nos ancêtres était rythmée par “le temps naturel”, on se levait en même temps que le soleil et on arrêtait de travailler quand sa courbe commençait à décliner. Mesurer le temps est avant tout un moyen de se synchroniser et de structurer nos activités journalières, comme prendre son train ou organiser un rendez-vous. Jean Baudrillard nomme les horloges des “structures de rangement” : “La chronométrie est angoissante lorsqu’elle nous assigne aux tâches sociales ; mais elle est sécurisante lorsqu’elle substantifie le temps, et le découpe comme un objet consommable”. C’est la découpe du temps concédée par les horloges, qui nous a rendus esclaves de l’heure, « l’homme mesure le temps, le temps mesure l’homme”. À la révolution industrielle, le mariage entre temps et profit a imposé une programmation rigoureuse du temps. Plus de produits fabriqués à l’heure est équivalent à plus de profit. Le rendement a fini par modeler le travail à l’usine mais également nos vies personnelles.

Le manque de temps et la peur du temps qui passe, sont des instincts universels maintenus par la Bible qui rappelle l’échéance de notre propre mort, et même la fin ultime de l’humanité : l’apocalypse. “Dans les traditions occidentales, le temps est linéaire, à l’image d’une flèche allant implacablement d’un point A vers un point B. Il constitue une ressource finie et par conséquent précieuse. Le christianisme soutient cette injonction pressante de faire bon usage de chaque instant”. L’architectonique du temps, c’est-à-dire la représentation du temps, est linéaire dans les sociétés occidentales. Ce temps linéaire est purement fonctionnel, il sert à tous nous faire avancer avec synchronicité, dans un rythme de plus en plus effréné. 

Désynchronisation temporelle

Nous ne résonnons plus avec le monde car nous n’embrassons plus la même temporalité que lui. Nous avançons dans un monde avec lequel nous sommes complètement désynchronisés. Nous réduisons l’histoire des civilisations, des technologies et de l’environnement à un processus linéaire. Cette représentation du temps induit une irréversibilité, selon laquelle le progrès doit toujours poursuivre sa course sans jamais être remis en question. C’est pourquoi notre dynamique moderne ne peut aller sans modifier ou détruire la nature. Peu à peu, nous perdons les liens qui nous lient à elle. Ne ressentez-vous pas le besoin d’aller à la montagne ou à la mer pour vous retrouver, pour vous reconnecter au monde ? Au lieu de hiérarchiser le dualisme passé / présent, nous gagnerons à penser le temps comme un cycle génératif de façon à faire coexister différents récits. 

Dans les traditions chinoise, hindoue et bouddhiste, le temps n’est pas une ressource finie, mais un cycle en perpétuel renouvellement. Dans la religion bouddhiste, il n’y a pas d’apocalypse au sens chrétien du terme, la fin ne s’apparente pas à un chaos ou un néant mais plutôt à une transformation, un changement. La fin d’une chose est toujours une transition vers une nouvelle.

Nous avons tendance à voir le monde à travers le prisme, plutôt étroit, de notre propre existence. La prise de conscience sur l’Anthropocène montre les limites de l’idée du temps comme progrès infini. La pandémie actuelle dépeint une fin potentielle, pas de la terre, mais du monde social que nous avons organisé. Compte tenu du défi global auquel nous sommes confrontés, la temporalité doit être révisée au-delà de l’échelle humaine. “Depuis notre entrée récente dans une nouvelle époque, celle désormais nommée Anthropocène, voilà qu’un temps tout à la fois immensément ancien et tout nouveau, qui n’est autre que celui de la Terre, est venu bouleverser toute notre économie du temps”. L’espèce humaine est une force géologique, ses activités ont des effets sur le vivant. Sa place au sein d’un réseau d’interaction nous oblige à composer avec d’autres temporalités, qui sont parfois antagonistes à la conception du temps admise depuis des siècles. Enfermés dans des temps fabriqués par nos sociétés, nous vivons au sein de temporalités contradictoires avec celles du monde.

Réenchanter le monde sous Kairos

Notre modernité est dirigée par le dieu Chronos. Dans l’histoire grecque, Chronos devient, à la suite d’une prophétie, un monstre qui dévore ses enfants. Pour nous, Chronos représente le temps chronologique : les secondes toujours semblables à elles-mêmes qui passent, les minutes qui passent, les heures qui passent, les semaines, les mois, les années. Toujours semblables. Le chronomètre de la modernité a augmenté les activités chronophages, c’est-à-dire les activités qui mangent notre temps, et cela, malgré nous. Nous faisons de plus en plus de choses, de plus en plus vite, par peur de “rater” quelque chose, car ce qui compte c’est de consommer le monde le plus possible.

Mais le Chronos c’est aussi le temps du train, des heures de travail, le temps qui nous rend service, et qui met de l’ordre. Ce temps mathématique permet à la société de se structurer dans un certain ordre donné par les 60 secondes. Chronos c’est le temps de nos montres et de nos ordinateurs.

Chronopathologie : ensemble de troubles mentaux qui portent atteinte au sentiment du temps vécu.

Chronophobie : aversion pathologique pour le temps.

Chronognosie : capacité d’apprécier l’écoulement du temps.

Chronogénèse : opération de pensée consistant à représenter linéairement l’image-temps, à faire une coupe en long du phénomène de spatialisation du temps.

Les grecs avaient une deuxième façon d’incarner le temps. Kairos est représenté par un jeune homme, qui figure le moment opportun, le temps qu’il faut saisir au moment où il arrive, au risque que celui-ci s’évanouisse. Kairos c’est l’occasion, le bon moment, celui qu’il ne faut pas louper. C’est le temps qui permet que quelque chose se produise. Peut-être aussi, les occasions ratées et le temps que l’on regrette. C’est également le temps de la liberté, le temps des artistes, le temps du plaisir, le temps que l’on choisit. Le temps sans chronomètre, le temps de la chronognosie. C’est le temps dont l’on peut profiter, l’ici et maintenant et l’opportunité de l’instant. Kairos c’est son propre temps.

Chronos et Kairos incarnent tous deux des idées différentes du temps. Je ne vais pas dire que l’un est méchant et l’autre gentil. Les deux entités sont relatives. Par contre, il me semble correct de dire que Chronos, le temps qui nous rend service, a été transformé par le temps devoir, par la modernité. C’est le temps qui passe trop vite, le temps qui nous manque, le temps qui nous fait vieillir, le temps qui nous rend chronophobique. Chronos et Kairos doivent exister en duo : Chronos conduit un rythme, dont la mélodie est ébréchée par Kairos. Chronos dessine une ligne, et Kairos la découd. La modernité a exclu Kairos de son architecture du temps. Il est opportun de ré-infuser Kairos dans nos vies, dans l’attente de vivre son temps au lieu de le subir.

Que signifie faire du design du temps Kairos ? C’est saisir le moment lorsqu’il arrive, sans savoir ni où ni quand. Le design du Kairos, c’est toujours une tension entre intentionnalité et générativité. Le designer amorce une intention dans un projet, puis les matériaux et les techniques génèrent des formes et des symboliques, qui n’ont pas été déterminées par l’avance. Considérer la pluralité des entités mobilisées dans le processus de design, c’est avoir une posture d’humilité face au monde. Hésiter, ne pas savoir où la recherche va mener, permet de déployer d’autres potentialités et d’autres subjectivités. Néanmoins, cela ne signifie pas se laisser porter par le courant, au contraire le Kairos c’est l’action, le moment de rebond qui ouvre la voie à des déviations. La posture de recherche en design demande d’analyser les différentes voies entrouvertes lors des processus plastiques, de saisir une des potentialités afin de déplier une nouvelle arborescence d’hypothèses. La technique est génératrice de dimensions esthétiques, symboliques et physiques d’un projet.

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